Textes critique

Du dessin à la sculpture, de la céramique à l’animation, ce sont les mêmes obsessions que Clément Bataille entremêle d’un support à l’autre : le religieux et l’enfance. Dans un esprit proche de la « pensée sauvage » chère à Claude Lévi-Strauss, il bricole un panthéon personnel de dieux Lares, puisant pour cela dans les grandes mythologies du monde comme dans ses souvenirs les plus intimes.

De son éducation catholique, Clément Bataille retient le goût pour les mises en scène glorieuses, la simplicité touchante des ex-voto et l’or des icônes byzantines. Ces réminiscences chrétiennes nourrissent une riche collection de figures apotropaïques, où les avatars du dieu aztèque Tlaloc côtoient les catcheurs costumés et les portraits de famille. La matière religieuse façonnée par l’artiste est ici expurgée du dogme pour ne conserver que la puissance dévotionnelle de l’idole ou du talisman, qu’il encapsule dans ses propres objets de piété.

Nulle nostalgie toutefois dans cette exploration de l’enfance. Clément Bataille déjoue les pièges de la mémoire à grand renfort d’humour et de second degré. Les estampes solennelles de sa grand-mère sont comme parasitées par une foule bigarrée de personnages facétieux ; les sermonneuses « assiettes parlantes » qui ornaient les maisons familiales accueillent désormais des décors tout autres. Tout en entrelaçant le sérieux et le léger, son travail contribue à dissoudre la frontière entre le savant et le populaire, le chic et le kitsch, le religieux et le magique.

Alexandre Girard-Muscagorry

Conservateur du Patrimoine

Les peintures de Clément Bataille se taisent. Ce silence n’est pas une faiblesse, mais une valeur : les hommes et les femmes qui les peuplent ont les lèvres délibérément closes, ou la tête détournée, ou encore le visage dissimulé. Ils semblent être les réceptacles de paroles scellées, ou plutôt d’une seule parole, indicible. Ce silence exprime en effet la présence du sacré. Car Clément Bataille, avec bravoure et humilité, peint à l’assaut de la grande peinture mystique. Il propose des objets étranges, religieux par leur forme, profanes par leur sujet. A travers ce qu’il appelle ses « totems » ou ses « fétiches », il affirme ainsi que l’incarnation divine et l’incarnation artistique sont de même nature. 

Clément Bataille peint des portraits mystiques, comme suspendus entre angoisse de l’abîme et promesse d’éternité. Il les inscrit dans l’héritage des maîtres de la peinture espagnole du XVIIe siècle, Zurbaran ou Ribera, caractérisée par l’hiératisme et la surexposition des figures, ainsi que par les fonds sombres en guise de décor. Il puise également dans la peinture d’icône, qui veut reproduire la séparation de la lumière et de l’ombre, geste originel de la création dans les traditions abrahamiques. Par des décalages formels presque insensibles, il introduit cependant un lexique profane dans cette grammaire du sacré. Les fonds peuvent en effet être de couleurs vives, voire pastels, ou s’autoriser des dégradés ; ils peuvent même présenter des motifs ou des effets de drapés, indiquant que l’espace supposément infini duquel se détache la figure est un simple tissu, tapisserie murale ou vêtement pris en gros plan. Profanes également les gestes qui sont dépeints, donnant à contempler des instants d’intimité ou d’érotisme : ce n’est pas un cierge, mais une cigarette qu’allume un homme au regard fixe, tandis qu’un autre soulève sa chemise et écarte sa cravate pour offrir son torse ; quant à la procession d’enfants de chœur, elle est remplacée par une procession d’éphèbes, eux aussi torse nu, portant avec recueillement des iris. Il serait donc tentant de considérer ces peintures comme des détournements de la peinture religieuse, aux thèmes non seulement profanes, mais profanatoires.

Clément Bataille me semble cependant tenir le propos exactement contraire, et retrouver l’intuition mystique d’un Pasolini dans la beauté de ces corps d’hommes. Il en donne peut-être la clé dans l’un des rares portraits où le personnage est environné d’un décor. Chaque détail de cette salle à manger où Philippe se tient assis, est en effet représenté de manière très précise, qu’il s’agisse du parquet en point de Hongrie, des ornements des tapis persans, du bois des tables ou du velours des chaises. Il s’en dégage pourtant une impression d’irréalité, du fait de perspectives légèrement fausses et de la coexistence de deux sources de lumière, un éclairage électrique baignant crument l’ensemble, et un éclairage naturel présent par une tache en arrière-plan. Plus fortement contrastés et plus réels que tout le reste, deux objets accrochés au mur. Le premier est une feuille de papier tenue par du ruban adhésif ; y est reproduit un dessin réalisé par l’artiste lorsqu’il était à l’école maternelle, représentant la basilique du Sacré-Cœur en surplomb au-dessus des peintres de la place du Tertre. Le second est un carré dont on ne voit rien, parce qu’il est recouvert par un torchon ; voile de la pudeur ou porte du tabernacle, ce torchon au drapé spectaculaire signale la présence invisible soit d’une peinture érotique, soit d’un artefact cultuel, l’un et l’autre étant équivalents dans l’économie du tableau. Ces deux objets nous renseignent donc à la fois sur l’authenticité de l’inspiration religieuse et sur le présupposé qui la fonde – ni l’opposition du profane et du sacré, ni la simple présence du sacré dans le profane, mais leur identité profonde. 

C’est en cela que la peinture de Clément Bataille porte en elle à la fois grandeur et humilité. De tableau en tableau s’affirme la similarité entre l’artefact et le vivant, entre le tout et la partie, mais aussi entre les objets d’art et les objets de consommation : la statuette a la même qualité que la silhouette humaine, le fragment anatomique la même valeur que le corps entier, le morceau de statue antique la même dignité que le gant de ménage. Des mains recueillies autour de matière organique rappellent le mythe adamique, et signifient que l’homme n’a pas de privilège, qu’il fait partie des œuvres, naturelles comme artificielles, qui sont non seulement l’image de Dieu mais portent inscrites en elles leur processus de création. Les céramiques faites de cette terre sont donc des morceaux d’homme ; leur brillant renvoie au brillant de la dentition, partie imputrescible du corps humain, donc œuvre par laquelle ce corps accède matériellement à l’éternité. Les personnages muets de Clément Bataille sont donc des témoins, comme peuvent l’être les figurants des scènes de Piero della Francesca : ils assistent au miracle, sont transformés par le miracle, attestent, par leur regard et par leur être, de la vérité du miracle. 

Au milieu de ce silence, des personnages à la bouche ouverte apparaissent dans un tableau, un vase, une assiette. D’eux, la vie déborde comme une grimace ou une plaisanterie obscène, en un éclat de rire, en un bouquet de fleurs fraîches, en un plat partagé. En eux le mystère se manifeste de la manière la plus dérangeante. Quand l’incarnation s’exprime au vu de tous, elle est à peine soutenable. Le regardeur ne peut que détourner les yeux et le commentateur, se taire.

Aïna Rahery

Curatrice, critique d’art

Textes d’exposition

C’est triste, c’est angoissé, angoissant, c’est bizarre, c’est inquiétant.
Voilà ce qu’on se dit de toute évidence lorsqu’on découvre le travail de Clément Bataille. 
C’est préoccupé, cela fait peur : le fond noir, l’air est lourd - on a du mal à respirer - le plan est serré sur la toile ou sur le bois, comme piqué non par un pinceau mais une caméra.
Comme si le support était trop étroit pour contenir tout un hors-champ, un en-dehors, un au-delà grouillant au bord du cadre tel un Dieu qui s’évapore.
Et pourtant l’on se plonge ; car il faut bien admettre : c’est très minutieux, c’est plaisant - quoique guère ragoûtant.
Et voilà le vertige, voilà l’évidence.
Il y a comme quelque part un deuil qui n’est pas fait, ne veut pas se faire. Un monde dont on ne sait, ne veut plus ignorer les laideurs. Et pourtant tout cela vit, subsiste, rayonne dans l’effort.
Car le feu qui me brûle est celui qui m’éclaire.
Et l’on trouve derrière ces sujets muets, amorphes, hébétés, bons ou mauvais, fiers ou indignes, merveilleux ou délabrés,
l’ardeur évidente, la patience, la foi renouvelée, l’amour à peindre,
à décrire, à tirer le portrait, à donner vie, à rendre l’âme.
Comme si, en peignant au plus près ses sujets étonnants
- graves visions, angoisses passagères -
Clément Bataille les tenait à distance, les domestiquait jusqu’à en triompher par son attention ou sa fantaisie.
Et c’est justement, cette lutte, cette bataille qui nous est donnée à voir. 
Bataille du beau contre l’hideux, de l’espoir contre l’abîme, de la foi contre le vide, du rêve contre le réel. 
De cette guerre tendre, l’humour semble souvent la porte de sortie.
On a peur et puis l’on rit.

Sébastien Thévenet

Galeriste, Galerie Kokanas